"Je crois que cette fois-ci je ne peux plus reculer. Je sens mon cœur battre si vite... D'habitude, je n'ai jamais ces réactions, d'habitude je suis calme, d'habitude j'analyse, d'habitude je sais que je vais gagner, d'habitude...
Aujourd'hui, les règles sont différentes. Mes poings serrés, je sens mes mains moites, je devine mes jambes tremblantes, je laisse perler sur mes tempes la sueur et même avec la plus forte des volontés, je ne pourrais être autre, sauf si l'adversaire l'était.
Les dernières paroles échangées me laissent un goût amer, et surtout, m'abandonnent un poids pesant sur l'estomac.
Je ne vois plus le lieu où nous sommes ni aucun autre détail, je La vois juste Elle, avec Ses yeux de feu et Sa lame rougeâtre et flamboyante. Je dois Lui prouver qui je suis et Lui montrer qui je serai.
Elle va charger, je le sens. Elle est si rapide... Elle est déjà derrière moi et moi je suis déjà un genou au sol. Je n'ose pas me retourner. Non. Je n'ose pas La regarder et c'est ainsi que nous restons dos à dos.
Elle m'a épargnée. En passant, Elle n'a fait que me donner un coup à l'aide de la garde de son épée au niveau de la reliure entre ma cuisse et mon mollet. Pourquoi ma jambe gauche ? La droite est la plus forte. Pourtant, Elle me connaît par cœur.
" Les cadeaux sont interdits dans ces combats-là !"
Je ne reconnais plus ma voix. Suis-je en proie à la peur ? A l'admiration ? La haine ? Ou je ne sais quel sentiment qui m'empêche de me maintenir sereine ?
" Alors ne joue pas la gamine parce que seuls les enfants reçoivent au contraire des coups que tu espères de ma part."
J'en suis maintenant certaine, l'issue de ce combat sonnera lorsqu’il ne restera plus qu’un seul cœur battant dans nos deux poitrines.
Je n'ai d'autres choix que de contre-attaquer. Avec la même rapidité que celle avec laquelle Elle m'a atteinte, je porte mes mains à chacune de mes omoplates antagonistes et je montre au jour mes deux dagues.
Je La connais par cœur, je devine Son sourire lorsqu'elle a perçu mes lames fendre l'air.
Je ne peux qu'obéir à mes racines, à cette éducation qui est omniprésente depuis que j'ai vu le jour. Je me relève et brutalement me retourne en frottant mes lames l'une contre l'autre. Des ronces sortent de terre et L'encercle. Je me jette dans les ronces. A ma grande surprise, je sens mes lames contrées. Aussitôt je fais un bond en arrière et voit mes ronces ne devenir que bourgeons et je La vois s'approcher en riant.
" Pathétique. Tu veux vraiment nous quitter en espérant t'en sortir avec ça ?"
Elle n'y parviendra pas, Elle ne me déstabilisera pas. Cette fois-ci, il faut que je me lance. Je bondis en arrière car je me sens trop proche d'Elle. Je dois me préparer à la contrer, peut-être à La tuer. Non, pas peut-être, je vais La tuer. Je n'ai pas le choix, même si cette idée me terrifie et me fait peur, c'est la dernière possibilité. Ma vie est en jeu. Ce combat se résume en un enjeu : ma vie ou La Sienne.
J'avais l'impression que le temps s'était arrêté, Elle me scrutait avec ses yeux de louve à la fois protectrice mais meurtrière. Je le sais, Elle le sait, la prochaine offensive sera mienne et ce coup marquera le tournant du combat. Pourquoi ? Comment ? C'est ainsi.
Mes dagues s'embrasent, mes yeux également, je me jette sur Elle, lames en avant. Elle esquive en se décalant à droite mais je le savais. Aussitôt je fais une rotation vers la gauche et je vois, face à moi, son omoplate. J'hésite. Je ne dois pas mais c'est ainsi que le décide mon esprit. Je prends un peu d'élan et enfonce l'une de mes armes dans son épaule. Je la sens frôler Ses os mais je force, je ne dois pas lâcher. C'est comme si je ressentais cette douleur pénétrer dans mon corps et s'y loger. Le geste n'a pris que quelques dixièmes de seconde avant que je ne me recule par un bond, retirant par la même occasion mon arme de Son corps. Je sens quelque chose couler de ma jambe, un liquide chaud et je L'entends ricaner, un rire stupide, un rire inhumain, un rire dénué de raison...
" Tel est pris qui croyait prendre ! Hi ! Hi! Hi ! Hi !"
Son rire me fait froid dans le dos. Jamais je ne L'ai entendue devenir ainsi. J'ai peur, je L'aime, je ne sais que faire... Je vois Son sang couler le long de Son corps, jaillissant de Sa blessure mais je vois aussi Son bâton où glisse de longues gouttes de ce liquide vermeille. Ma jambe a pris un coup également, je saigne probablement plus qu'Elle mais mon esprit est trop torturé pour me faire ressentir la douleur.
C'est le moment où jamais, tout mon corps s'embrase et je me jette sur Elle, toujours en train de rire comme une folle... Je ne sais pas ce que j'espère suite à cet assaut, qu'elle esquive ou non... Mais quoi qu'il en soit, mon attaque atteint son but...
L'ultime coup vient d'être porté.
Je suis debout, en appui sur ma jambe droite, positionnée en avant, qui saigne toujours abondamment. Les bras tendus au bout desquels je serre fermement mes dagues reprennent leur place le long de mon corps par un geste vif. Je me tiens maintenant droite. Je n'entends plus rien sauf son cœur qui ralentit, je l'entends, je le perçois comme si c'était le mien mais je sais qu'une partie de moi part avec Elle. La voilà qui chute, son corps entre violemment en contact avec le sol et simultanément je ferme les yeux. J'ai envie de pleurer. Je dois me retenir. J'y suis obligée sinon tout cela n'aura servi à rien.
La phrase fatidique retentit : "L’élève a surpassé le maître". J'ouvre les yeux. Mes armes frappent le sol avec un grand fracas, ce qui fait taire tous les pullulements environnants. Je tombe à genoux, je n'ai plus la force de tenir debout. Le sang dans lequel je viens de chuter s'envole sous forme de fines particules et m'éclabousse. Les veines jugulaires saignent, elles saignent même abondamment.
Je baigne dans son sang, du sang que j'ai fait couler... Je prends sa tête dans mes mains, la pose sur mes cuisses et lui murmure :
" Pardonne-moi maman..."
Note : Les traditions et religions du village natal de cette jeune Sadida ordonnent que toute jeune fille s'initiant aux arts du combat doit être l'élève de sa propre mère. Si elle désire quitter ses proches, elle doit combattre sa mère dans un duel où une seule s'en sortira. La mère tuera sa fille de peur qu'elle ne subisse les pires tortures car trop faible ou préfèrera mourir plutôt que d'attenter à la vie de son enfant. Si la fille sort vainqueur du duel, celle-ci récupère l’arme de sa mère et quitte le village sans assister aux funérailles de sa mère"
C'est ainsi que débuta la vie de guerrière de fawem qui depuis ce jour se bat sans relâche pour honorer la mort de sa mère.